LES EMBRUNS DE LA VIE

Extrait n°1

Lausanne le 24 juin 2003


Ma chère Elisa,

Voici donc venu ce jour. Sans l’attendre mais non plus sans le provoquer (je préférais que la démarche vienne de toi) je pensais bien qu’il arriverait ce temps où il me faudrait revenir sur ce passé si difficile. C’est bien que cela se fasse maintenant, mes quatre-vingt huit printemps ne m’épargnent presque rien, mais malgré tout, mon cerveau est encore en bon état de marche.
Parfois, il m’est venu à l’esprit de t’écrire, mais je craignais d’éveiller en toi une douleur qui ne demandait qu’à être tue. Comprends moi bien Elisa, tu as le droit de savoir ce qui s’est passé à cette époque car c’est une partie de l’histoire de ton grand père, de son entourage et donc un peu de ton histoire à toi aussi. Cependant, je ne me donnais point le droit de te l’imposer, ce sont des choses qu’il faut être prêt à entendre et, je l’espère, arriver à comprendre.
Voilà qu’à présent, tu me sollicites, cette fois je ne peux me dérober à ta légitime soif de comprendre.
Par où commencer ? peut-être par la fin d’ailleurs, tu sais, jusqu’à la mort de mon frère, j’étais célibataire. Revenu dans ma ville natale de Lausanne, j’ai concrétisé un projet vieux de plus de quarante ans, me marier. Tu sais, pour se marier à mon âge, il faut être sûr de sa future femme. Pour moi, c’était le cas puisque cette femme n’était autre qu’une amie que je connus en 1932 à Lausanne au cours de mes études de médecine. Elle était infirmière. Le hasard, la beauté et la cruauté de la vie lièrent étrangement nos destins.
L’ironie du sort fût qu’elle travaillait à l’hôpital psychiatrique près de Lausanne, ce même hôpital, ce même service qui accueillit ma s¦ur Elise. Ce qui aurait pu nous rapprocher en fait nous éloigna et la mort d’Elise, le départ de ma famille de Suisse mit un terme à notre relation. Toutefois, Claude – oui, elle s’appelle Claude – garda toujours contact avec moi, nous nous écrivions deux à trois fois par an. Toujours dans nos lettres, entre les lignes, derrière les mots posés à l’encre noir, nous gardions le secret espoir d’un jour nous retrouver. Claude se maria en 52, j’aurais dû en être triste, et pourtant, je savais sans doute qu’au plus profond d’elle, elle portait ce sentiment vers moi au-delà de tout acte, comme des enfants aux frontières de l’adolescence qui décident de graver leurs deux noms sur un arbre, oui, c’était un peu comme cela je pense.
Par ce lourd passé, nous eûmes comme une impossibilité à partager notre vie ensemble, je n’arrive pas encore à bien l’exprimer, c’était un peu comme de l’indécence. Avec le poids de notre histoire, le bonheur ensemble devint interdit. L’éloignement, la distance seule atténueraient ce traumatisme, et puis l’écriture, les correspondances.
Claude, même une fois mariée continua à m’écrire. Puis la vie passant, la mort arriva avec une curieuse coïncidence, quelques jours après le décès de mon frère Albert, Octave son mari devait être emporté par une crise cardiaque.
Nos correspondances devinrent plus abondantes, plus explicites aussi avec de moins en moins d’allusions cachés entre les lignes. Deux mois après la mort d’Octave, je quittais la région de Nantes pour revenir vivre à Lausanne et me marier avec Claude. Il est vrai que j’ai souhaité rester discret sur cet événement, je pense qu’il demeurait encore en moi quelques sensations de ce bonheur interdit, alors je me tus, jusqu’à ce jour.
Voilà pour une partie de l’histoire. Pour ce qui est de ta question des ¦uvres d’art d’Elise au Musée de l’art brut (douze peinture en tout !), l’explication tient elle aussi d’un concours de circonstances.Depuis bien longtemps je m’intéresse à cette question d’un art un peu marginal appelé « l’Art brut », comment cet art ne retiendrait-il pas mon attention d’ailleurs ?.../...

Extrait n°2

Ainsi, Elisa devint biographe. Un peu comme une évidence qui lui était auparavant inaccessible. Après ses premiers entretiens, elle rentrait de plein fouet dans une vie et en sortait grâce aux cent, ou deux cents pages contemplées par le regard humide de ces femmes d’un autre âge.

Elle éprouvait un intérêt certain pour l’histoire des anciens, des vies emplies d’expériences d’une époque révolue.
Elle regardait bouger leurs lèvres aux rides creusant des sillons comme de multiples chemins maintes fois parcourus. Leurs petites voix aiguës transperçaient le silence qu’elles s’accordaient souvent comme une pause pour se remémorer ce temps du passé, leurs c¦urs emplis d’un brin de nostalgie et de fraîcheur presque oubliée. Une nostalgie amplifiée par un présent qu’elles ne comprenaient plus. Fallait-il parler de futur ?

Ses entretiens débutaient toujours avec une appréhension de la personne interviewée. Une certaine distance lui semblait, dans un premier temps, impossible à réduire pour arriver à une relation simple et authentique, sans laquelle Elisa ne pouvait retranscrire l’histoire de la personne.
Puis, invariablement, au bout d’une heure, d’un jour ou deux, la magie opérait, toujours.
Elisa ressentait l’émotion dans les voix de ces femmes, des souvenirs aux larmes, des larmes aux commentaires, des commentaires aux émotions.
La fascinante sensation de reconstituer un puzzle avec ces fragments de souvenirs, certains très précis, mais souvent lointains, d’autres, vagues, embrumés et sans lien.
Dans ces moments, nulle vérité à rechercher, elle tentait simplement de ressentir ce qui se passait dans le c¦ur de cette petite vieille recroquevillée, accrochée à ce temps d’avant.
Par les mots, les phrases accumulées la réalité prenait forme.
La nature, aussi la finesse de sa retranscription sur le papier dépendait de l’intensité de la relation avec son interlocutrice.

Au début, pour ce travail, elle pensait qu’il lui suffirait d’écouter, d’enregistrer puis d’écrire le tout en quelques pages.
Si la qualité de l’écoute et de la relation semblait suffire au début, il lui fallait introduire chez la personne « biographiée » une certaine méthodologie, une priorité dans les événements avec, également, le danger de perdre toute spontanéité et de reproduire des schémas de témoignages stéréotypés.
Elle devait également éclaircir les contradictions, mettre de côté ses propres a priori et tenter d’entendre la parole sans la traduire trop hâtivement pour éviter l’interprétation

L’expérience du travail sur l’histoire de Marie l’avait certainement beaucoup aidée à comprendre les difficultés et les pièges de cette écriture particulière. Une chose était d’appuyer sur le bouton d’enregistrement de son lecteur minidisque, d’entretenir une relation empathique. Une autre était de retranscrire sur une page le témoignage en y donnant tout le subtil point de vue de la personne, en parlant avec ses mots à elle.

Elle comparait souvent son travail à celui d’un artiste peignant un nu.
Son modèle était à la fois matière inerte, s’offrant à l’interprétation du peintre, mais également matière vivante, posant sur son travail un regard critique d’autant plus acerbe qu’il y avait là, quelque chose à voir avec le narcissisme.
S’offrir nu pour être peint ne relevait pas d’un acte anodin. Si le modèle n’était pas satisfait de la toile, il pensait alors que ce peintre n’avait aucun talent. Tandis que le peintre lui, parlait créativité, sens artistique.
Le peintre dessine les contours d’une image représentant l’enveloppe charnelle, Elisa peignait à sa façon ce qui n’était pas visible, au-delà du regard grossi par ses lunettes à double foyer, au-delà de cette démarche incertaine, au-delà de ses mains tremblantes et décharnées, au-delà de cette voix de petite fille lézardée par les blessures du temps.

Cela faisait deux années qu’elle racontait la vie de ses « petites vieilles ».
Elles faisaient partie de son univers comme des personnages, des héros se tenant à la frontière entre réalité et fiction, entre passé et présent, entre vie et mort.
Elle comptait une douzaine de ces vies-là, toutes différentes, avec ces similitudes pourtant, ce même « passage obligé » par la déchirure de l’histoire. Le traumatisme d’une génération qui vécut deux guerres abominables. « On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans » chantait notre poète Léo. Mais ces adolescentes-là, comment pouvait-elles se projeter dans leurs vies de femmes futures en 1914 ? Les mêmes questionnements durent revenir chez ces mères portant l’angoisse d’un monde nullement fait pour leurs enfants à la veille de la seconde guerre mondiale.

Extrait n°3

« Tu sais, chère Elisa, en ces temps-là, il ne faisait pas bon d’être fous. En 1932, lorsque je suis rentrée à l’hôpital de Céry, j’avais plus l’impression d’être une femme de ménage. D’ailleurs le diplôme même d’infirmier n’existait pas, il fallu attendre 1938. Tout cela pour te dire qu’il y eut certes des situations difficiles. Durant mes deux premières années je ne faisais quasiment que du ménage, laver le parquet, faire les vitres, la vaisselle. Dans chaque division, nous devions assurer les nettoyages « à fond »(23), durant un mois, et puis je devais m’occuper du changement et du lavage mensuel de tout les draps, ma division comptait 75 lits, avec la désinfection des crachoirs, le récurage des escaliers, le ponçage et l’encaustiquage des parquets, et tout ça de 7h. et quart à 8h. moins le quart le soir bref, le ménage passait avant les soins.
Malgré tout cela, si je suis restée toutes ces années, c’est grâce aux relations avec mes collègues.
Dans ces situations difficiles, la solidarité était de mise, nous avions toutes besoin de cette chaleur humaine.
Pour revenir à Elise, je la cotoyais un peu car j’étais dans une partie du bâtiment de la division IV. Elle était considérée par les médecins comme un cas sévère de « démence précoce », cliniquement parlant, elle souffrait de cénesthésies, aux yeux des autres, elle se considérait comme morte « à genoux devant son cercueil », la plupart du temps elle se taisait ou parlait doucement des mots incompréhensibles. Au début de son internement, elle écrit beaucoup et déchire en mille morceaux de papier qu’elle aime à disperser dans les toilettes. Un jour, j’ai ramassé ces petits morceaux et les ait reconstitué chez moi. Je fus surprise d’une telle clairvoyance, je l’ai encore gardé, le voici : « c’est comme un cri de douleur étouffé dans ce parloir ou j’ai juré en falot éteint toute ma vie de bonne vaudoise sans fanatisme de folie amoureuse du monde qui m’a arraché tout du corps. Ce monde naturel ancien d’autrefois »(24).
C’est à partir de ce moment-là que j’ai suivi Eloïse du plus près qu’il m’était possible. C’est aussi dans les toilettes que j’ai découvert qu’elle dessinait sur le carton qui enveloppait le papier. Parfois même, elle cousait ces morceaux de cartons pour faire de plus grands dessins.
L’objet de ses croquis représentait invariablement des femmes, les yeux toujours bleus, avec des couleurs plutôt vives, et d’amples robes. Elles étaient souvent couvertes de bijoux. Presque toutes laissaient paraître leurs poitrines.
Un jour de visite dans la division IV par le Docteur Hans Steck, je l’entendis parler d’un travail auquel il souhaitait associer ses étudiants.
Une étude axée sur les rapports entre la folie et la création artistique.
C’est ainsi que débuta la carrière artistique d’Elise. Reconnue et encouragée, peu à peu, l’état d’Elise s’améliora de manière significative. Sa physionomie devint moins rigide et son regard ne restait plus figée de longues minutes sur les autres patients. Il lui arrivait de moins en moins de s’exhiber devant nous en des pauses provocatrices. Pour autant, elle avait toujours ses hallucinations, elle entendait « la voix du divin » disait-elle. Mais de plus en plus, cette voix se prêtait au service de ses créations artistiques. « Il me dit des choses et je dessine ce que j’entends », parfois elle répétait ces phrases inlassablement tout en dessinant. Certaines de ses ¦uvres prîrent des proportions impressionnantes. Lors de la conception de ce type d’ouvrage, elle dessinait tour à tour sur des supports encore distincts, elle allait d’une toile à l’autre et semblait parfaitement maîtriser les différentes parties de son dessin qu’elle assemblait ensuite comme les morceaux d’un gigantesque puzzle. L’une de ses plus grandes ¦uvres mesure douze mètres de long sur trois mètres de larges. Je me souviens que cela épatait beaucoup le Docteur Steck(25) ».

Extrait n°4

« .../...Ce jour-là, je me souviens de la date, c’était le 16 septembre 1943, un jeudi.
Le jour où j’étais chargé de conduire les enfants d’une famille d’amis de Nantes. Ils avaient séjourné quelques semaines chez ma mère, emplissant leurs poumons de grand air et mangeant presque à leur faim.
Je venais de les déposer près de la place Viarme, je devais rejoindre le lieu de départ du car près de l’hôtel-Dieu. Je suis arrivée rue Lafayette, je venais de passer devant le palais de justice. Il faisait un grand beau temps, dégagé comme le sont parfois ceux du début de l’automne, avec une luminosité intense. Puis j’ai vu quatre messieurs qui discutaient dans la rue, on entendait les avions qui ronronnaient. Il y avait dans le beau ciel bleu des formes argentées très en hauteur. C’était impressionnant ! D’un coup, un homme a dit :
- Oh ça c’est pour nous.

Imagine Elisa dans quel état je me trouvais, les hommes n’étaient pas fiers non plus. Tout de suite je me suis demandée où aller ? J’ai forcé le pas car je voulais me rendre vers le passage d’Orléans chez ma belle famille pour leur apporter quelques produits de la ferme. Je n’ai pas eu le temps. À partir de ce moment, tout a été très vite. Lorsque je traversais la rue près des magasins Lafayette, le tramway était arrêté. Il n’y avait plus personne, j’étais la dernière à franchir la rue.
J’ai hésité une minute en me demandant si je devais entrer dans le magasin, en pensant qu’il serait mieux que j’essaye d’aller directement vers le passage d’Orléans. Dans la rue Boileau, je voyais des gens qui attendaient pour avoir des biscuits, Lefèvre Utile y tenait sa boutique à l’époque. Tout un groupe de personnes à faire la queue. Hésitant à nouveau, je me suis dit qu’il me fallait continuer. Les bombes ont commencé à tomber. Il ne me restait plus de temps pour descendre la rue. Elles tombaient de plus en plus. Je me suis précipitée sous la porte du Crédit Lyonnais pour m’abriter. Un Monsieur se tenait derrière avec des clés dans la main. En ouvrant, il me dit :
- Madame, venez avec nous dans les abris.
Je suis descendue dans la cave, des femmes pleuraient, l’une d’entre elles était en pleine crise de nerf. Tu sais Elisa, ça n’était pas beau tout ça.
Plus le temps passait, plus le bruit des bombes s’amplifiait. Tout allait très vite. Puis un grand éclat juste à notre droite, certains ont dit :
- Mignon-Massard qui s’écroule !
La maison juste à côté. Il y a eu de la fumée, de la poussière, ça prenait à la gorge. Je serais incapable de savoir combien de temps tout cela avait duré, trois quarts d’heure, une heure, une éternité. Nous sûmes plus tard que ça n’avait pas été long, les avions passaient vite.
En sortant de la banque, le quartier ne ressemblait plus à rien, les murs écroulés formaient un paysage apocalyptique. Mme Mignon-Massard n’avait pas voulu aller dans la cave, elle était restée dans sa chambre. Elle était prisonnière des éboulements, un pan de mur menaçait de tomber. Je sus peu de temps après que le mur s’écroula le soir en ensevelissant la femme. Elle est morte la pauvre !
En sortant, j’ai voulu continuer à descendre la rue Boileau, mais c’était impossible, les caniveaux étaient plein d’eau, avec les égouts, tout ça coulait n’importe où, n’importe comment. Il y avait des gravats dans tous les sens. Un Monsieur me dit : « prenez donc à gauche, la petite rue ».
Ce que j’ai fait, en contournant des ruelles, je suis arrivée rue de l’Arche Seiche. Il me fallut passer par-dessus une démolition. Place Royale, c’était épouvantable. Aux fenêtres, on voyait les rideaux, les couvertures, les draps, tout était accroché aux balcons. Par terre, il y avait des corps inanimés, d’autres blessés. Je me souviens de trois fiacres avec leurs chevaux, dont deux, les bêtes mortes, couchées sur le sol, et un troisième éventré. C’était affreux, si tu savais, ma petite Elisa. Tout ce qui m’importait à ce moment-là, c’était de quitter cet enfer. Revenir chez ma mère. Prendre le car Menant devant l’hôtel de La Poule noire, était mon unique objectif. Je pensais avoir tout vu, il me restait à découvrir un degré supérieur à l’horreur. L’Hôtel-Dieu,l’hôpital, flambait. Par une des fenêtres, on aperçut une religieuse et des infirmières qui s’étaient mises là pour mieux respirer et appeler les secours. D’un coup, le plancher a cédé, elles sont tombées et, mêlées au vacarme des gravats, leurs cris. Tout un étage s’est effondré subitement et dans ce tumulte, les cris de ces femmes, les voix de la peur juste avant le trépas. Plus de visage, juste les flammes, la fumée, une odeur nauséabonde et d’horribles hurlements.
Leurs cris, je les garde au fond de moi, si tu savais. J’ai été des nuits et des nuits à ne plus trouver le sommeil. Encore aujourd’hui, rien que d’en parler, il me vient la chair de poule et je ressens en moi cette peur. Une peur atroce, une peur panique. Tout comme celle qui secouait chacune de ces personnes, elle courait, on entendait les sirènes des pompiers, les cris des gens et chacun étonné d’être en vie ne savait trop que faire. Sauver sa peau, rechercher le mari, la femme, le frère, l’enfant, crier, courir, pleurer.
Une fois arrivée à la gare routière, le chauffeur du car attendait une dernière passagère. Une des personnes qui faisaient la queue pour avoir des biscuits Lu à mettre dans le colis pour son fils prisonnier. Qui aurait pu prédire qu’en ces temps de guerre l’on pouvait même mourir pour quelques grammes de farine cuite avec un peu de sucre ? Durant tout le trajet du car qui me conduisait au village de Sainte Marie, je ne pouvais maîtriser mes jambes tremblantes depuis mes pieds jusqu’à mes genoux. À l’arrêt, ma mère m’attendait, le visage inondé de larmes. Ils avaient tous entendu les bombardements et savaient que Nantes était touchée. Quelques jours plus tard, nous avons appris que les corps de Georges et Martha avaient été retrouvés sous les décombres de leur immeuble. Ils s’étaient sans doute cachés dans les caves. Une fois bombardés, ils sont restés prisonniers des gravats.../...”